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Chant XV - Jonathan Abbou Photography

2014 à ... > Chant XV

Maintenant c’est une des dures berges qui nous porte,
et la vapeur du ruisseau forme au-dessus une ombre
qui préserve du feu son eau et ses bords.
Comme les Flammands, en Wissant et Bruges,
par crainte du flot qui se précipite vers eux,
construisent des digues pour écarter la mer,
et aussi les Padouans, le long de Brenta,
pour défendre leur villes et leurs château,
avant que la Carinthie ne sente la chaleur,
à telle image celles-ci étaient faites,
sauf que le maître de l’œuvre, quel qu’il fût,
ne les fit ni si hautes ni si larges.
Nous étions déjà si éloignés de la forêt
que je n’aurais pu voir où elle était même si je m’étais retourné,
quand nous rencontrâmes une troupe d’âmes
qui venaient le long de la margelle,
et chacune d’elles nous regardait comme on a coutume le soir
de se regarder l’un l’autre à la nouvelle lune ;
et elles clignaient des yeux vers nous
comme un vieux tailleur sur le chas de son aiguille.
Ainsi dévisagé par une telle famille,
je fus reconnu par l’un d’eux,
qui me saisi par le bord de mon vêtement et s’écria : « Quelle merveille ! »
Et quand il étendit son bras vers moi,
Je fixai mes regards sur sa figure cuite,
en sorte que son visage brûlé n’empêcha pas
mon esprit de le reconnaître ; et abaissant la main vers sa figure,
je répondis : « Vous ici, ser Brunetto ? »
Et il me dit : « Ô mon fils,
qu’il ne te déplaise que Brunetto Latini
retourne un peu en arrière avec toi et laisse aller la file. »
Je lui dis : « Je vous en prie autant que je le puis ;
et si vous voulez que je m’asseye avec vous,
je le ferai s’il plaît à celui-ci, car je l’accompagne. »
« Ô mon fils », dit-il,
« quiconque de cette troupe s’arrête un instant
reste étendu cent ans sans pouvoir bouger sous le feu qui le frappe.
Aussi marche ; je te suivrai à toucher ton vêtement ;
puis je rejoindrai ma horde,
qui va pleurant ses peines éternelles. »
Je n’osais pas descendre de ma berge pour marcher à sa hauteur ;
mais je tenais la tête inclinée
comme quelqu’un qui s’avance avec respect.
Il commença : « Quel hasard ou quel destin
te conduit ici-bas avant ton dernier jour ?
et qui est celui-là qui te montre le chemin ? »
Je lui répondis : « Là-haut, au dessus de nous,
dans la vie sereine, je m’égarai dans une vallée,
avant que mes jours ne fussent parvenus à leur plénitude ;
hier matin cependant je lui tournai le dos ;
celui-ci m’apparut comme j’y retombais,
et il me reconduit chez moi par ce chemin. »
Et il me dit : « Si tu suis ton étoile,
tu ne peux manquer d’arriver au port glorieux,
si j’ai fait de juste prévisions durant la belle vie ;
et si je n’étais pas mort trop tôt,
voyant que le ciel t’étais si favorable,
je t’aurais réconforté dans ta tâche.
Mais ce peuple ingrat et méchant
qui descendit autrefois de Fiesole,
et qui tiens encore de sa montagne et de ses rochers,
deviendra ton ennemi, à cause de tes bonnes actions ;
et c’est à raison, car parmi les âpres sorbiers
il ne convient pas que le doux figuier porte ses fruits.
Un vieux renom sur la terre les traite d’aveugles ;
race avare, envieuse et orgueilleuse,
fais en sorte de te préserver de leurs mœurs.
Ta fortune te réserve tant d’honneur
que l’un et l’autre parti auront faim de toi ;
mais il y aura loin du bec à l’herbe.
Que les bêtes de Fiesole se fassent une litière d’elles-mêmes,
mais qu’elles ne touchent pas la plante,
s’il en surgit encore quelqu’une sur leur fumier,
en qui revit la semence sacrée de ces Romains
qui restèrent là quand fut fait
le nid de tant de méchanceté. »
Je lui répondis :
« Si mes prières eussent été pleinement exaucées,
vous ne seriez pas encore banni de la vie humaine,
car elle me reste gravée dans l’âme, et maintenant elle m’attriste,
votre chère et bonne image paternelle,
du temps où sur la terre, en toute occasion,
vous m’enseigniez comment l’homme se rend immortel ;
et combien je vous en sais gré il convient, pendant que je vis,
qu’on l’apprenne par mes paroles.
Ce que vous dites de ma destinée, je le note et je le conserve
pour me le faire expliquer, avec un autre texte,
par une dame qui le connaîtra, si j’arrive jusqu’à elle.
Je veux seulement que vous sachiez bien ceci :
pourvu que ma conscience ne me fasse pas de reproches,
je suis prêt à subir la volonté de la Fortune.
Votre prédiction n’est pas nouvelle à mes oreilles ;
aussi que la Fortune tourne sa roue comme il lui plaît,
et le paysan sa houe ! »
Mon maître alors se tourna en arrière sur la droite
et me regarda ; puis il dit :
« Qui met bien en pratique écoute utilement. »
Je continue cependant à marcher en parlant avec Ser Brunetto,
et je lui demande qui sont
ses compagnons les plus connus et les plus éminents.
Il me répond : « il est bon d’en connaître quelques-uns ;
des autres il vaudra mieux se taire,
car le temps manquerait pour une si longue énumération.
Sache en somme que tous furent clercs,
et grands lettrés, et de grande réputation,
et souillés sur la terre d’un même péché.
Priscien s’en va avec cette troupe misérable,
et aussi Francesco d’Accorso ;
et si tu avais envie d’une pareille teigne, y voir encore
tu pourrais celui qui par le serviteur des serviteurs de Dieu
fut transféré de l’Arno sur le Bacchiglione,
où il laissa ses nerfs vicieux.
J’en dirais plus ; mais je ne puis continuer
plus longuement à t’accompagner et à te parler,
parce que je vois là-bas une nouvelle fumée s’élever du sable.
Des gens arrivent avec qui je ne dois pas me trouver ;
je te recommande mon Trésor, dans lequel je vis encore,
et je ne t’en demande pas davantage. »
Puis il se retourna, et parut être de ceux-là qui,
à Vérone, par la campagne, courent le drapeau vert ;
et il paraissait entre eux
être celui qui gagne et non celui qui perd.

Et aussi...